Démocrite rit aussi de l’incapacité des humains à se tourner vers l’essentiel, à savoir: mener une vie philosophique pour trouver la paix, la sérénité, la tranquillité, l’ataraxie - l’absence de troubles. Ainsi, Démocrite rit de tout ce qui empêche la pratique d’une vie philosophique . Il se moque donc: de Dieu et des religions, de l’inculture et de la mort, de l’ idéal ascétique et de l’avoir … Voilà, me semble-t-il, un programme passé , présent et futur à même de définir le penseur des Lumières d’antan, d’aujourd’hui et, surtout, de demain.
Premier impératif: Rire de Dieu - car il faut être fou pour croire à l’existence de Dieu ou de Dieux… On a trop utilisé l’épithète d’athée mal à propos pour que je m’en serve avec Démocrite qui n’a jamais nié l’existence de Dieu. Tout au contraire, il en a affirmé l’existence, mais sur un mode qui rend possible que les hommes vivent sans s’occuper d’eux, car les divinités elles-mêmes ne sont pas en mesure de se consacrer aux hommes. Pour la bonne et simple raison que ces dieux se résument à l’idée qu’on en a, donc à une image qui, tout se réduisant à la matière chez l’abdéritain, ne peut être qu’un composé d’atomes. Donc les dieux sont des images constituées de particules, des simulacres donc, dont l’existence se résume à la croyance qu’on en a… Lisons donc cette phrase définitive: "Dieu dont la nature est impérissable, mais qui n’a aucune existence en dehors de ces images".
Ajoutons à cela que Démocrite affirme que rien n’existe définitivement dans la même forme, car tout change en permanence . Les atomes n’existent que dans des agencements perpétuellement recomposés. Le principe de la vie suppose le mouvement, le changement, la dialectique de la matière , ce qui ne saurait coexister avec une forme, une figure, une force immobile, éternelle, immortelle, échappant au temps, à l’histoire, à la génération et à la corruption. Que serait un Dieu dans cette hypothèse, sinon un composé instable de matière appelé à disparition et recomposition ailleurs?
La physique matérialiste, en affirmant d’une part qu’il n’existe que des atomes dans le vide, et d’autre part que rien n’existe éternellement, ne laisse aucune place à Dieu, sinon une place matérielle… La seule solution est le panthéisme, l’identification de la divinité à la totalité du réel, de la nature au cosmos en passant par la vie des animaux et des hommes. Voilà pour quelles raisons le monothéisme chrétien en veut autant à cette philosophie dont conclusions interdisent la croyance à des dieux immatériels, des âmes purement spirituelles, ces piliers de tout ordre métaphysique religieux. Le matérialisme est potentiellement un athéisme, de toute façon, un anti monothéisme radical.
La pensée de Démocrite sur la question de Dieu, des dieux, annonce effectivement la modernité d’un Feuerbach qui, dans L’Essence de la religion et L’essence du christianisme, n’écrit pas que Dieu n’existe pas, mais que Dieu existe comme une fiction, avant de proposer la généalogie et l’anatomie de cette fable particulière. Un rieur moderne, matérialiste donc, emprunterait la voie ouverte par Feuerbach pour déconstruire Dieu et n’en laisser que matière à éclats de rire.
Deuxième impératif: Rire des religions - car il faut être fou pour croire à des arrières mondes qui donneraient leur sens à ce monde ci, le seul. Dieu va rarement sans la religion qui l’accompagne: le premier justifie la seconde et c’est toujours au nom de l’un que l’autre existe. Dieu donne des commandements dans un livre sacré ; la religion veille à leur application grâce à un appareillage contraignant fait de clergés, de dispositifs d’aveu, de multiplication des interdits comme autant d’occasions d’asservir les corps, de mythologies punitives infernales, de machines disciplinaires, de surveillance intellectuelle et de police des mœurs, etc.
Une religion se définit toujours par une modalité explicative de l’ici bas par un au-delà: elle ne se contente jamais du réel donné qu’elle transforme en effet d’une cause extérieure et transcendante. Le sensible platonicien qui procède de l’intelligible fournit une matrice idéale à la religion qui, s’il faut conserver l’étymologie dite parfois fantaisiste, relie, certes, mais le réel à une fiction, la terre au ciel, le monde à son hypothétique créateur. Toute religion vit de transcendance et récuse l’immanence.
Or Démocrite ne connaît que l’immanence: des atomes agencés dans le vide, tout procède et découle de cette aventure purement physique. " Tout est atomes (…) et il n’est rien d’autre ". Pour un philosophe matérialiste, la métaphysique n’existe pas, du moins: elle représente une activité inutile, vaine, verbeuse et fantasque. Dieu n’existe pas, sinon comme une fiction fabriquée par les hommes. La religion vaut la mythologie avec ses causalités extravagantes, poétiques, lyriques, fabuleuses. Mais la science dit le vrai sur le monde, pas la théologie, ni la métaphysique, pas plus les religions.
Voilà pour quelles raisons, dans la liste des œuvres de Démocrite données par Diogène Laërte, il existe une entrée " livres non classés " avec pour titres : Causes des phénomènes célestes, Causes des phénomènes aériens, Causes des phénomènes produits à la surface de la terre, Causes relatives au feu et aux choses qui sont dans le feu, Causes relatives au son, causes relatives aux graines, aux plantes, aux fruits, Causes relatives aux animaux, Causes mêlées. Le reste de l’œuvre ressemble à une encyclopédie, car tous les sujets ont été traités par le philosophe matérialiste. La motivation consiste chaque fois à rechercher des causes physiques aux effets inexpliqués: l’absence de causes physiques conduit à la supputation de causes métaphysiques.
Troisième impératif: Rire de l’inculture - car la méconnaissance des causes véritables conduit les hommes à croire à des fables ridicules . Ainsi, Démocrite explique l’origine physique de la foudre, ce qui dispense de croire à des raisons métaphysiques: la mythologie et les religions, deux formes d’une même façon de ne pas raisonner, associent le tonnerre, l’éclair, la foudre et sa chute à la colère des dieux, du Dieu des dieux même. Zeus, informé par le comportement impie des hommes, lance sa foudre pour exprimer son mécontentement. Les prêtres s’appuient sur cette fable pour inviter les hommes à leur obéir, sous prétexte d’être agréable aux dieux, ils assurent ainsi leur domination concrète.
Démocrite, en roi de la causalité scientifique, affirme que, si la foudre tombe, ça n’est pas pour manifester la colère de Zeus, raison transcendante, mais, raison immanente, parce que les atomes de feu entrent en contact avec la masse des nuages, ce qui produit la formation d’un éclair qui tombe sur terre sous la forme de foudre. Rien à voir, donc, avec Zeus… Et le philosophe exerce sa sagacité sur toutes choses: tremblements de terre, comètes, planètes, agriculture, médecine, géographie, mathématiques, astronomie et autres disciplines du genre tactique militaire , poésie, couleurs, diététique, etc.
Le philosophe matérialiste donne sa généalogie des religions: la crainte, la peur produite par l’ incompréhension du caractère physique des faits en jeu : " Lorsque les Anciens virent les événements dont le ciel est le théâtre, comme le tonnerre, les éclairs, la foudre, les conjonctions d’astres ou les éclipses de Soleil et de Lune, leur terreur leur fit penser que des dieux en étaient les auteurs ". L’ignorance des causes physiques , l’inculture scientifique , la méconnaissance des causalités véritables , l’absence de savoir, voilà l’origine des dieux . L’homme crée Dieu, il n’est pas créé par lui.
En augmentant le savoir et la science, on fait reculer les fables et les mythes. Le travail physique, scientifique, de Démocrite est une réelle besogne de philosophie matérialiste . Ainsi, toute avancée de la philosophie matérialiste correspond à un recul du mode de pensée religieux. En revanche, les progrès de la philosophie idéaliste correspondent également au perfectionnement des religions… Le compagnonnage de Platon et du christianisme témoigne en ce sens. Et, plus tard, celui de la phénoménologie, grande servante de la théologie chrétienne…
(En passant, on appréciera que Démocrite ait eu la réputation de pratiquer une prose claire, d’écrire simplement, de manière limpide, de façon à ce que tout le monde puisse le comprendre. Même Cicéron, l’un des ennemis les plus acharnés du matérialisme qui ne recula devant rien pour discréditer l’atomisme, notamment épicurien ( il est vrai que le candidat au Sénat avait en face de lui des adversaires…), s’accorde dans De l’orateur à lui trouver " un style élégant "… Et, dans De la divination, cette phrase: " Héraclite est fort obscur, Démocrite pas du tout "… Je tiens le style obscur en philosophie non pour un signe de profondeur, mais pour un enfumage valant aveu de marchandise frelatée. Qu’Heidegger ait particulièrement prisé Héraclite ne m’étonne pas. Ni que le Paul Nizan des Chiens de garde ait aimé puis défendu Démocrite…).
Quatrième impératif: Rire de la mort - car elle n’est rien d’autre que la décomposition des atomes, et il n’y a rien à craindre de cette modification purement physique. Continuant à travailler la causalité, Démocrite aborde le problème de la mort et remarque que nombre d’hommes et de femmes se refusent à l’évidence de "la décomposition de notre nature mortelle". Le déni de notre mortalité génère une vie d’angoisse, de peur, de crainte tant que la question de la mort n’a pas été résolue par le recours aux causalités physiques. Le refus de penser ce problème fait que les hommes" passent misérablement en troubles et en frayeurs le temps qui leur reste à vivre, inventent des fables mensongères sur le temps qui fait suite à la mort .
La chose se trouve ainsi clairement dite: l’existence des dieux va de pair avec celle d’une religion ; la religion enseigne la crainte d’une vie après la mort ; cette crainte génère un gâchis de la vie avant la mort ; ce gâchis se manifeste par une vie misérable perturbée par troubles et frayeurs, doublés de l’appréhension d’un châtiment éternel et d’une damnation sans fin. La peur de ce que l’on ne s’explique pas débouche sur l’angoisse existentielle enracinée dans la crainte d’un destin funeste post-mortem, via dieux, Dieu et religions…
Or rien de tout cela n’est à craindre, car la mort se résume à la décomposition d’un agencement d’atomes avant recomposition de ces mêmes particules dans une autre configuration. Ce que la physique matérialiste enseigne conjure l’effroi existentiel: la science matérialiste agit comme une libération alors que la théologie travaille à l’assujettissement: la première asservit, la seconde libère, hier comme aujourd’hui, aujourd’hui comme demain.
Démocrite contre Platon, le réel contre l’idée, la philosophie contre la théologie, la terre contre le ciel, la science contre la mythologie, la sérénité contre l’angoisse, la joie contre la peur, l’explication contre la menace, la sagesse contre l’obéissance, l’atome contre Dieu, la matière contre l’immatériel, l’immanence contre la transcendance, autant de variations sur un seul et même terme: le rire contre les larmes, voilà deux parties d’une même barricade philosophique…
Cinquième impératif: Rire de l’idéal ascétique - car il faut être fou pour gâcher le seul bien que nous soyons sûr de disposer: la vie. De fait, la vie après la mort n’existe pas ; en revanche, il existe bien une vie avant la mort, et, malheureusement, trop peu s’en trouvent persuadés… La plupart craignent les Enfers, le destin de l’âme immortelle après le trépas. La description du monde infernal dans le Phédon de Platon ( un dialogue sous titré De l’âme…) fait foi : fleuves de feu, boue liquide, vents violents, souffles méphitiques, lacs de fange. Dans cette géographie, un genre de pesée des âmes décide du destin des âmes des défunts: la réincarnation s’effectuera selon le mérite dans le corps d’un âne pour l’intempérant , d’une fourmi pour le mort ayant pratiqué les vertus sociales , sinon d’un faucon pour les anciens tyrans familiers de rapines et d’injustices… On mesure ici le degré de rationalité du platonisme !
Au nom de ce prétendu destin post-mortem, Platon invite chacun à mourir de son vivant - et après lui les chrétiens soutenus dans cet effort de célébration de la pulsion de mort par les tenants de la ligne dominante en philosophie… " Les philosophes authentiquement philosophes sont avides de mourir " affirma Platon dans le Phédon (64.b) . Cette passion pour la mort , cette fascination troublante pour le néant, cette ivresse thanatophilique dégoûtante fondent et justifient ce que Nietzsche nomme " l’idéal ascétique " des morales qui invitent à se faire, avant la mort, pareil à un cadavre, autrement dit à se suicider de manière lente au quotidien…
Démocrite, on s’en doute, prend le contre-pied de cet étrange idéal mortifère et, après Leucippe, il pose les bases d’une philosophie eudémoniste, voire hédoniste. Stobée rapporte dans son Florilège cette pensée de Démocrite: " Le mieux pour l’homme est de passer sa vie de la façon la plus heureuse possible et la moins morose. Il faut pour y parvenir ne pas faire résider les plaisirs dans les choses mortelles ". Etre le plus heureux possible ; ne pas vivre une vie morose ; éviter d’investir dans de fausses valeurs ; voilà le programme éthique d’un philosophe auteur d’un traité perdu intitulé De la joie…
Ailleurs, il affirme: " les insensés vivent sans jouir de ce qu’offre la vie ". Et plus loin: " Les insensées désirent vivre une longue vie sans savoir se réjouir de cette longue vie ". Il s’agit donc de savoir vivre, de jouir de ce qui, chez Epicure, deviendra " le pur plaisir d’exister " . Le sage matérialiste ne se fâche pas avec la vie, il ne voue pas un culte à la mort, il aime ce que le monde lui donne et, surtout, il sait comment user du monde, comment penser et se comporter pour fabriquer la Joie qui n’est pas donnée mais sans cesse à construire .
Pour ce faire, il faut viser l’équilibre, la paix, l’harmonie avec soi, avec les autres et avec le monde. Ce que les épicuriens développent sous la rubrique " ataraxie " , et notamment Epicure dans sa Lettre à Ménécée, laisse imaginer ce que pouvait contenir ce traité perdu. Bonheur négatif défini par l’absence de trouble, la suppression de la peur, l’éradication des causes d’angoisse et de crainte . En commençant par rire des dieux et de Dieu, rire de la religion, rire de l’inculture, rire de la mort, Démocrite propose une voie d’accès à cette clairière existentielle qu’est la sagesse. L’ensemble passe par une critique de l’avoir, seule façon de promouvoir l’être qui constitue l’épicentre de toute vie philosophique.
Sixième impératif: Rire de l’avoir - car quiconque consacre sa vie à avoir, posséder, acheter, acquérir, accumuler des biens, des richesses ou des satisfactions vaines - honneurs, pouvoirs, réputation …- passe sa vie à la perdre. " L’homme raisonnable est celui qui ne s’afflige pas de ce qu’il n’a pas, mais se réjouit de ce qu’il a " autrement dit: une diététique des désirs conduit au plaisir véritable. Or, qu’est-ce qu’une diététique des désirs ? Un travail sur leur réduction à ce qui se satisfait facilement et simplement ; un évitement des tous ceux qui se paient coûteusement en temps, force, énergie, liberté, disponibilité, quiétude d’esprit . Et qu’est-ce qu’un plaisir véritable ? La paix de l’âme, la tranquillité, la sérénité.
Rire de Dieu, rire des prêtres, rire du clergé, rire des religions, rire des églises, rire de Jéhovah, rire de Jésus, rire de Mahomet, rire du Talmud, rire de la Bible, rire du Coran, rire des Bouddhistes, rire des Hindouistes, rire du dalaï-lama, rire du pape, rire des imams, rire des moines, rire des bonnes sœurs, rire des ayatollahs, rire des mollahs, rire des femmes voilées, rire du paradis, rire de l’enfer, rire du purgatoire, rire de la mort, rire des sots, rire des abrutis, rire des incultes, rire des journalistes, rire des universitaires, rire des prétentieux , rire des crétins, rire des imbéciles, rire des tristes figures, rire des peine à jouir, rire des empêcheurs de jouir, rire des pères de famille, des mères de famille, rire des femmes enceintes, rire des politiciens, rire des rois, rire des présidents de la république , rire des ministres, rire du moindre conseiller municipal, rire des banquiers, rire des notaires, rire des agents immobiliers, rire des joueurs de golf, rire des footballeurs, rire des traders, rire des comptables, rire des policiers, rire des gendarmes, rire des flics, rire des militaires, rire des platoniciens, rire des philosophes idéalistes, rire des spiritualistes, rire du grand rire des anarchistes et finir un jour par mourir de rire, certes, mais, du moins, avoir vécu, avoir vraiment vécu… |